VENDREDI : BYE, BYE.
Lundi, tout a bien marché : j’ai retrouvé Gilles à l’école, lui, ça s’était passé encore mieux que moi, il n’avait pas eu de beigne du tout, son père l’avait soulevé, jeté en l’air et rattrapé et il avait dit : « C’est toi qui as trouvé ça ? Eh ben mon petit gars, t’as pas perdu ta journée ».
Gilles avait dit aussi qu’on était tous les deux et qu’on avait eu chacun une enveloppe et c’était bien tombé pour le coup de téléphone. Rien n’était marqué dans les journaux, c’était vraiment un petit cambriolage de rien du tout, on a eu drôlement tort de s’en faire.
Lundi à cinq heures, on a joué au square. J’ai torturé un peu Florence et comme à un moment on se trouvait avec Gilles planqués sous les buissons, il a chuchoté.
– Tu ne sais pas la nouvelle ? Mon père, il a déjà choisi sa Simca d’occasion, il a été ce matin au garage. Et toi qu’est-ce que tu fais de l’argent ?
J’arrivais pas bien à voir les mouvements ennemis entre les branches et j’ai dit :
– Mon père me l’a mis dans mon livret, j’irai le prendre quand je veux.
Il a ri ce petit con, et il a rétorqué.
– T’es fou toi, tu peux pas le prendre cet argent !
J’ai arrêté de surveiller les ennemis du coup.
– Si, je peux le prendre : c’est mon livret ! Y a mon nom dessus.
Gilles a ricané encore.
– T’es trop petit pour retirer ton fric, tu pourras quand tu seras majeur, pas avant. Ça je peux te le dire parce que ma mère, elle m’en a fait un de livret, et j’avais appris le numéro par cœur parce qu’à cette époque-là, j’avais besoin de fric pour le cinoche et tout ça, eh bien c’est les mecs de la poste derrière le guichet qu’est trop haut pour que tu les voies qui me l’ont dit. Alors tu vois, pour toucher ton blé, t’as encore huit ans à attendre.
Bon Dieu. Je me suis fait avoir. Franck va partir seul, et je ne pourrai pas le suivre… J’irai en Ardèche avec cet idiot de barbouilleur et ma mère qui va me dire du mal de Franck tout le temps.
Je suis allé le chercher à la télé parce que dans l’après-midi, tout en faisant semblant d’écouter la mère Carpentier, j’ai calculé un plan. Un chouette de plan. Très simple mais génial : j’allais le dégouter de Bangkok.
Il travaille au troisième et c’est compliqué pour le trouver mais je connais bien le chemin maintenant et j’aime bien y aller : il y a des décors dans les couloirs et ça fait drôle on marche sur des moquettes, il y a des portes de bureaux vitrées partout et tout d’un coup, on trouve une cabane de pêcheur avec les filets qui pendent ou bien des chaises peintes, on dirait qu’il y a un dossier rembourré et puis quand on passe la main dessus, c’est tout plat : il n’y a pas de relief. Un jour, j’ai vu deux soldats romains qui fumaient des cigarettes en attendant l’ascenseur : ils avaient les lances, le bouclier, la petite jupe, comme de vrais romains.
Et puis parfois, on rencontre des acteurs. Ça c’est drôle, parce que je ne les reconnais jamais du premier coup : on croise quelqu’un et puis ça rappelle quelque chose et on se dit : Mais c’est le type qui fait Vidocq à la télé ! Quand je me retourne, il est déjà parti mais ça ne fait rien : je suis content de le raconter aux copains et je peux même dire qu’il y en a qui me croient pas.
Il travaille dans une pièce avec une porte drôlement lourde, en général, c’est tout noir et il y a toujours un type qui braille.
– Hé Lanier, t’as de la visite !
Alors Franck appuie sur des boutons, ça s’éclaire et je le vois au milieu d’un tas de barbus qui l’aident. C’est drôle qu’ils soient tous barbus là-dedans… tous sauf lui. C’est peut-être obligatoire, ça montre qu’il est le chef.
En tout cas, lui, il est toujours assis à son tabouret devant une grande table pleine de bobines de films qui tournent dans tous les sens et ça a l’air drôlement dur d’enrouler la pellicule autour d’un tas de petits trucs. Lui, il fait ça les doigts dans le nez : il visse, il dévisse, il appuie sur des boutons et on voit le film sur un petit écran, il peut l’arrêter comme il veut.
Hier, c’était pas mal, c’était un film en costume de mousquetaires.
– Assieds-toi là, m’a dit Franck, tu regardes, j’en ai pas pour longtemps.
C’était pas très drôle parce qu’il arrêtait tout le temps la projection.
– Tu coupes au milieu du plan, oui, là. Tu fais passer le travelling de l’église quatre secondes et tu reprends sur elle au moment où elle commence à sourire. Ça va ?
– O.K., boss !
Ça veut dire d’accord patron. C’est encore une de ces choses qu’il m’a apprise.
Il y avait une fumée terrible dans la pièce avec plein de mégots qu’ils écrasaient dans les couvercles de boîtes à films.
– Papa…
– Oui.
Je l’ai laissé bricoler son enroulage : les deux bobines tournaient au moins à cent à l’heure et comme je disais rien, il a dit :
– Oui, qu’est-ce qu’il y a ?
– Tu vas toujours à Bangkok ?
Il a arrêté le moteur et le silence était terrible tout d’un coup.
– Oui, j’ai reçu le billet d’avion ce matin au bureau. Pourquoi tu me demandes ça ?
– Pour rien.
Je ne peux pas empêcher mes pieds de battre contre le tabouret. Si je continue à me taire, la partie est perdue.
– Parce que je voulais te dire… pour les vacances… pour l’Ardèche…
Il allume une Gitane, c’est fort comme odeur. Ça doit lui brûler l’intérieur. J’aimerais bien qu’il ne fume plus.
– Eh bien quoi, pour l’Ardèche ?
– Je ne veux pas y aller.
Voilà. C’est dit, et carrément. Il a l’air encore suffoqué.
– Comment ça, tu ne veux plus y aller ? Comment ça tu ne veux plus y aller ?
Quand il est embêté, il répète deux fois les mêmes choses. Et à ce moment-là, je m’aperçois que tous les autres sont sortis de la cabine et qu’on est seuls dedans avec tous les appareils, les haut-parleurs, tous ces ustensiles compliqués, pleins de cadrans et de petites lumières. Et tout d’un coup, il crie.
– Eh bien, tu iras quand même mon vieux ! Tu iras quand même parce qu’à dix ans c’est quand même pas toi qui décides ! Moi, je me suis farci Arcachon pour les vacances jusqu’à vingt-deux ans avec mes parents alors que j’aurais voulu faire, de l’alpinisme, et je n’ai rien dit, alors tu vas en faire autant, ça ne te tuera pas.
Sa voix baisse d’un ton et il descend de son tabouret.
– Et qu’est-ce que tu ferais à Paris, tout seul ? Tu te rends compte ! Tout un mois ! Allons, tu vois bien que ce n’est pas possible…
Je le comprends bien, que ce n’est pas possible donc il n’y a pas trente-six solutions, puisque je ne peux pas rester, il doit m’emmener avec lui.
Il remonte sur son tabouret et s’accoude à la table. Il écrase le mégot à côté des autres et quand il recommence à parler, il ne crie plus du tout.
– Et puis… il faut que tu ailles un peu avec ta mère, Laurent… Tu es avec moi toute l’année et tu ne la vois que quelques heures le dimanche… Tu peux bien lui consacrer les vacances tout de même, si tu ne le fais pas, ça va faire des histoires terribles parce qu’elle va croire que c’est moi qui ne veux pas, et on va avoir des ennuis, je les sens venir.
On dirait qu’il me demande un service, mais moi, je veux pas lui rendre : pour qu’il puisse partir tranquille au soleil à boire des Pschitt orange sur des éléphants, faudrait que moi, je me paie deux mois à faire des devoirs de vacances avec des divisions pleines de virgules, à m’embêter sans arrêt, non, je ne marche pas.
Pendant que je réfléchissais, il n’a pas arrêté de parler et soudain j’entends quelque chose qui me plait pas.
– Et puis, ça ne te fera pas de mal d’être un peu vissé quelque temps, si j’étais un peu plus sévère (coup d’œil vers la porte), il y a pas mal de choses qui ne seraient pas arrivées. Tu vois de quoi je veux parler ?
Ça je le vois nettement. Il s’imagine que s’il avait été plus sévère, j’aurais pas fait de hold-up ! Alors là, il n’y a pas de rapport. Sauf que je lui aurais pas dit et que j’aurais gardé les sous, ce que j’ai eu tort de ne pas faire d’ailleurs, parce qu’à présent je les aurais et que mon billet d’avion serait dans ma poche.
Je tente une dernière expérience.
– Alors, tu veux que j’aille en Ardèche ?
Il prend encore une cigarette et il fait son air dur sans se rendre compte que ça lui va pas du tout et que personne le croit quand il a cette tête-là.
– Parfaitement, et tu vas y aller.
Il reste un moment à regarder l’écran vide et il dit :
– De toute façon, j’ai mon billet pour Bangkok alors il n’est pas question que…
Ça, ça m’a mis en colère et je savais que je pouvais lui en boucher un coin, j’ai récité ce que j’avais lu dans le gros dico.
– Tu sais ce qu’il y a à Bangkok ? Il y a des filatures, des industries alimentaires et du ciment.
Ça l’a sonné, il trouve plus ses mots du coup. Il croit que c’est tout beau là-bas avec des fleurs et des dorures, et c’est plein d’usines. Il n’a même pas voulu en parler.
– Allez, ça va, on rentre à la maison.
Il a l’air peiné mais je sais qu’il ne cédera pas. Il ne veut pas qu’on passe le mois de juillet ensemble à Bangkok, c’est tout. Ça l’embête de m’emmener.
C’est dans le métro que j’ai pris ma décision. Lui, il lisait le journal ou il faisait semblant, je ne sais pas trop et moi, j’ai compris que c’était la seule solution.
Fallait pas que je me dégonfle car en un sens, c’était pire que le hold-up et il fallait qu’il comprenne bien pourquoi je faisais cela. Je lui laisserai une lettre le matin avant de partir et je me taillerai. Oui, c’est en regardant la pub des Galeries Barbès que j’ai décidé, j’ai compris que je ne pouvais pas faire autrement et c’est lui, en un sens, qui m’a poussé. Le mieux, ce serait vendredi. Vendredi. Je partirai vendredi.
« Ne t’en fais pas pour moi si je suis parti, je me débrouillerai bien mais c’est parce que je veux pas aller en Ardèche, alors comme ça, il n’y a pas de problèmes puisque je serai plus là. Comme ça, tu peux aller te promener tranquille dans tes usines pleines de ciment et maman peut faire ce qu’elle veut mais je ferai pas des devoirs toutes les vacances avec des divisions. Je serai bien tranquille et tout le monde aussi, c’est le mieux. Pour l’école, ça ne fait rien si je manque parce qu’on fait plus rien et que la mère Carpentier, elle nous lit que des histoires et on fait des dessins pas intéressants alors ça fait rien.
Voilà, je m’en vais, comme ça, c’est le mieux, tout le monde est bien tranquille et pas d’histoires.
Laurent.
Post-scriptum : j’ai pris le chocolat pour le goûter et j’ai des sous. »
Je lui ai mis la lettre sur la table pour qu’il la voie bien quand il rentrera et j’ai enfoncé les bâtons de chocolat dans le pain et le tout dans du plastique.
Il est huit heures et quart. C’est vendredi et je m’en vais. C’est le jour du départ.
Personne ne le sait. Même pas Gilles. Ce matin, je vais me balader et puis je marcherai la nuit pour aller chez Mémé. A la campagne, je vivrai avec des œufs. Il y a des pommes dans le grenier, des tas de choses pour manger.
C’est drôle comme impression ce matin, c’est un peu comme pour le hold-up, mais en mieux : j’ai un peu un vide en moi, mais tout est comme une large liberté.
En avant.